UNE FILLE QUI EN A

Par Théodore Sturgeon

 

Dès le commencement de l’exploration spatiale, la possibilité de contagion fut envisagée : l’homme et ses engins ne risquaient-ils pas de polluer les milieux planétaires étudiés ? Et, réciproquement, ces milieux ne pouvaient-ils pas abriter des formes de vie dangereuses pour celles qu’héberge notre planète ? Jusqu’à présent, ces craintes se sont avérées sans fondement. Mais il n’est pas inconcevable que des astronautes de l’avenir ramènent sur la Terre des types de virus effrayants, comme celui dont il est question ici : ses manifestations ont pour cause (et non pour effet) un état de tension extrême chez ses victimes.

 

L

E chauffeur de taxi ne voulut pas être payé (« Moi, accepter un sou du Capitaine Gargan ? Pas question ! ») et le portier m’accueillit si chaleureusement que je pardonnai presque à Sue d’avoir emménagé dans un immeuble avec portier. Puis ce fut l’ascenseur, et puis Sue. Il faut être absent depuis longtemps, très longtemps, pour qu’une personne vous manque à ce point – et j’avais été plus éloigné qu’il n’est permis, pendant trop longtemps plus six semaines. Je l’embrassai à l’étouffer jusqu’à ce qu’elle demandât grâce, et en reprenant mes sens je m’aperçus que nous étions sur la terrasse, ayant traversé tout l’appartement. Je crois que j’étais quelque peu enthousiaste mais, comme je l’ai dit… bah, comment peut-on expliquer cela ? J’étais heureux de revoir ma femme, voilà tout.

Elle parvint enfin à me calmer, me fit enlever ma veste d’uniforme et mes chaussures, plaça un pot de bière dans ma dextre, et je m’affalai dans le fauteuil en la contemplant ainsi que j’en avais coutume lorsque je revenais autrefois de la Base – ou comme je rêvais d’elle à chaque instant de liberté depuis notre décollage, de nombreux mois auparavant. Message spécial à quiconque n’a jamais quitté la Terre : regardez autour de vous. Regardez bien. Vous êtes dans le meilleur endroit qui existe. Chouette d’endroit.

Je le déclarai à Sue ; elle se mit à rire et demanda :

« Même pendant ces six semaines ? » Et je dis :

« Ces six semaines de quarantaine dans un sale hôpital terrestre étaient formidables, comparées à un séjour ailleurs. Mais ces six semaines furent bien les plus longues de ma vie, je te l’accorde. » Je l’attirai contre moi et l’embrassai. « Deux fois plus longues que le reste du voyage. »

Elle se dégagea et me tapota le crâne, de la manière que je n’aime pas.

« C’était vraiment si moche ?

— Ce fut moche. Ce fut triste, dangereux et… écœurant, je crois que c’est le mot.

— Cette épidémie ? » Je grognai :

« Ce n’était pas une épidémie.

— Évidemment je n’en sais rien, dit-elle. Mais les rumeurs… le fait que tu rappelles l’équipage après douze heures de permission pour le mettre six semaines en quarantaine…

— Oui, cela a dû provoquer des commérages. » Fermant les yeux, je ris avec amertume. « Laissons jaser. On n’inventera jamais rien d’aussi abominable que la réalité. Donne-moi encore une bière. » Ce qu’elle fit, et je lui embrassai la main au passage. Elle retira aussitôt sa main, et je me mis à rire.

« Peur de moi, ou quoi ?

— Oh ! Seigneur, non. J’ai besoin de m’adapter, c’est tout. Tu as tant fait… de millions de millions de kilomètres, pendant des mois et des mois… et je sais seulement que tu es rentré, rien d’autre.

— J’ai ramené l’Amant Infernal sain et sauf », plaisantai-je.

Elle rougit.

« Ne parle pas comme ça. »

L’Amant Infernal était Purcell, mon second. Purcell était de ces types qui ne savent que se conduire comme le cerf à l’époque des amours, bramant aux étoiles et frappant ses bois contre les rochers. Il était venu chez nous à deux ou trois reprises, et avait prononcé sur Sue des paroles si flatteuses que j’avais dû lui suggérer de se taire s’il ne voulait pas récolter une raclée. Malgré cela, il avait plu à Sue ; elle était ainsi : toujours à se mettre en frais pour un animal de ce genre. Et je suppose que je devais en être un, moi aussi. En tout cas, c’est moi qu’elle avait épousé. Je dis :

« J’ai idée que Purcell est blasé, ou alors qu’il ne faisait pas honneur à sa réputation quand nous avons recherché les hommes d’équipage pour les ramener à la Base. Nous avons ramassé les uns dans des bouges et des boîtes de strip ; nous avons récupéré les autres dans le sein de leurs familles, se comportant comme des hommes normaux après un long voyage ; mais Purcell, nous l’avons trouvé au King George Hôtel… (je levai l’index pour souligner le fait) tout seul, et dormant profondément ; il nous a dit qu’il était là depuis son retour sur Terre. Qu’il voulait se prélasser dans un bain chaud et s’offrir 24 heures de sommeil dans un véritable lit avec des draps. Tu parles d’un matelot, pour sa première bordée à terre ! »

Elle s’était levée pour me verser encore de la bière.

« Je n’ai pas fini celle-ci ! » dis-je.

Elle dit oh ! et se rassit.

« Tu devais me raconter le voyage.

— Je devais…? Dans ce cas, je vais te le raconter. Mais écoute bien, car c’est un voyage que j’oublierai le plus rapidement possible… et ensuite je ne veux même plus y penser. »

*
*     *

Je n’ai pas à te parler du départ – de nos jours, tous les longs trajets partent des satellites placés sur l’Orbite Extérieure, au-delà de la Lune – ni du saute-espace grâce auquel nous nous trouvons propulsés plus rapidement que la lumière, plus étourdis qu’un gosse de cinq ans sur un tabouret de drugstore, et en éprouvant plus de malaises qu’une vieille dame à son réveil. Je t’ai déjà expliqué tout cela.

Je commence donc au moment de notre arrivée sur Mullygantz II, la meilleure découverte de la Terre jusqu’alors en tant que planète de colonisation, cinq neuvièmes de la norme terrienne, et le plus beau morceau de caillou qui ait jamais gravité autour d’un soleil. Nous mîmes l’astronef en orbite fixe et, Purcell et moi, nous descendîmes dans un superpatrouilleur avec les vivres et l’équipement destinés à la station d’observation écologique. Nous pensions y trouver une ambiance de ruche, cinq individus affairés et des piles de rapports complets – et nous espérions en ramener la bonne nouvelle selon laquelle l’engin suivant serait l’astronef colonisateur. Au lieu de cela nous trouvâmes trois morts et deux malades, et sûmes aussitôt que les nouvelles que nous rapporterions couperaient court aux préparatifs des colons.

Clément était le seul que j’avais connu personnellement. Chef de la station, médecin, écologiste, et expert dans ces deux spécialités… c’était l’un des morts. Joe et Katherine Flent étaient morts, eux aussi. Amy Segal, l’archiviste (une des meilleures du Service), était malade d’une façon que je décrirai bientôt. Et Glenda Spooner, la biologiste de la station, était… eh bien, disons repliée. Retirée en elle-même. Quelque chose l’avait effrayée à un tel point qu’elle se contentait de rester assise, bras et jambes croisées, les yeux béants, à se balancer sans fin, sur son siège.

Ceux qui fabriquent les médailles pour héros devraient en frapper une grosse comme une assiette pour Amy Segal. Comme je viens de te le dire, elle était malade. Sa température était terriblement irrégulière, passant de 40 à 36 et vice versa. Elle était tout au bord de la dépression et avait dû rester dans cet état pendant des semaines, passant le seuil durant des minutes entières puis se ressaisissant avant d’y replonger. Mais elle savait que Glenda était impuissante, bien qu’en parfaite condition physique ; elle savait aussi que même un appareillage automatique a besoin d’être surveillé. Non seulement se traînait-elle pour recharger l’encre et remplacer les feuilles des sismographes, hygromètres et aérosondes enregistreurs, mais encore nourrissait-elle Glenda ; qui plus est, elle s’alimentait elle-même.

Elle absorbait près de quinze mille calories par jour. Et elle avait maigri de vingt kilos. Elle présentait le spectacle le plus sinistre qu’on ait jamais vu : visage assez replet, mais abdomen – des fausses côtes au pubis – presque appliqué sur la colonne vertébrale. On ne pourrait pas croire qu’un organisme puisse consommer autant d’aliments… du moins, sans l’avoir vue manger. Elle utilisait un hachoir du labo, parce qu’elle n’avait absolument pas le temps de mâcher. Elle déversait dans l’entonnoir tous les vivres qui lui tombaient sous la main, posait son menton devant la sortie de l’engin, et enfournait tout ce hachis dans sa bouche ouverte, à l’aide des deux mains. Si elle avait pu dormir, elle aurait moins souffert – mais la faim la réveillait au bout de vingt minutes et elle devait aussitôt recommencer : hacher, enfourner, lamper et ingurgiter. Si Glenda avait été capable de l’aider… Mais non, elle devait tout faire elle-même et, quand nous eûmes reconstitué tout le drame, nous sûmes que cela durait depuis bientôt trois semaines. Encore trois semaines et elles auraient épuisé les vivres (de quoi nourrir en principe cinq personnes pendant deux mois).

Nous avions un hypno portatif dans la boîte de secours du superpatrouilleur ; nous le branchâmes sur Glenda Spooner avec une bande magnétique de réconfort et un inducteur de sommeil normal, et nous la mîmes au lit. Nous couchâmes aussi Amy, mais elle piqua une telle crise que nous dûmes lui expliquer, à travers son délire, que l’un de nous resterait en permanence à son chevet avec des rations pré-mastiquées. Lorsqu’elle nous eut enfin compris, elle dormit comme un cadavre – mais un cadavre peu agréable à voir, qui mangeait dans sa léthargie.

Ce fut un gros travail imprévu et, lorsque nous en eûmes terminé, Purcell s’épongea le visage en déclarant :

« Cinq neuvièmes de la norme terrienne, ah ! oui ? Pas de virus ou de bactéries nocifs. Pas de plantes, pas de fungi toxiques. Venez tous sur Mullygantz II, pays du bonheur et de la santé !

— Personne n’a jamais prétendu cela, lui rappelai-je. Les rapports disent simplement qu’il n’y a ici rien de nuisible à notre connaissance. Bon sang, les plus grands cerveaux du monde tuaient bien les patients A et B en leur transfusant du sang du groupe AB. Le ciel nous vienne en aide le jour où nous penserons tout connaître dans l’univers ! »

Ce n’est pas à ce moment que nous apprîmes tout le drame ; ou plutôt, tous les éléments étaient présents, mais dans un ordre incompréhensible. La clef en résidait dans le livre de bord personnel d’Amy Segal, qu’elle appelait un « journal » et rédigeait en pattes de mouches dénommées « sténographie » ; il fallut une semaine à trois historiens et un philosophe pour le déchiffrer après notre retour sur Terre. Ce fut ce journal qui nous révéla ce qui s’était passé, nous montra le courage de ces gens… et comment ils explosèrent les uns sur les autres. Je vais donc te conter, non pas la façon dont nous l’apprîmes, mais la manière dont cela se déroula.

 

Pour commencer, précisons que c’était une bonne équipe. Clément était un bon chef, un de ces types décontractés qui écoutent toujours les autres. Il pouvait obtenir une fantastique somme de travail d’une équipe – et de lui-même, sans que cela fût apparent. Son art du commandement était en quelque sorte une arme secrète.

Glenda Spooner et Amy Segal étaient folles de lui, d’une façon chaleureuse et pleine de respect qui n’intervenait jamais dans le travail. Je pense que Glenda était la plus mordue ou, en tout cas, la plus démonstrative. Amy, elle, était la petite souris aux grands yeux qui éprouve de la joie tout en conservant son calme lorsque sa grande passion pénètre dans la salle, et qui travaille sans doute encore plus ardûment pour lui plaire. Clément couchait avec les deux, comme cela se pratique généralement quand il y a un nombre impair de célibataires dans une équipe. C’est normal, et le chef avisé veille à ce qu’il en reste ainsi, sans avoir de préférée… du moins avant l’achèvement de la mission.

Les Flent, Katherine et Joe, étaient mariés depuis longtemps lorsqu’ils partirent dans l’Espace, Les spécialités de Joe étaient la géologie et la minéralogie ; Katherine était chimiste, et leurs personnalités se complétaient à l’image de leurs sciences. Une des premières mentions du journal d’Amy précise qu’ils se connaissaient au point d’être à deux doigts de la télépathie ; ils travaillaient côte à côte pendant des heures en communiquant par battements de cils et grognements.

Il est difficile de dire avec certitude ce qui détruisit cette stabilité. Ce n’était pas un équilibre précaire ; à voir les choses, on eût dit que l’arrangement pouvait supporter bien des chocs et des frictions. Ce fut, à n’en pas douter, une malheureuse combinaison de petits faits, tous insignifiants par eux-mêmes mais n’en possédant pas moins une masse critique que nul ne soupçonnait. C’est peut-être la maladie de Clément qui mit le feu aux poudres ; peut-être les Flent traversèrent-ils une de ces crises du genre « Seigneur-qu’ai-je-bien-pu-voir-en-toi » qui saisissent les gens mariés n’ayant jamais été séparés ; ou ce fut peut-être l’absurde engouement subit d’Amy pour Joe Flent, suivi de son désarroi. Le pire fut probablement que Joe Flent dut percevoir ce qu’elle ressentait et s’enflammer à son tour. Je ne sais pas. Je pense, comme je te le disais, que tout arriva en même temps.

Cette maladie de Clément, d’abord. Étant sorti pour chercher des spécimens biologiques, il repéra un primate. Vilains grands diables d’un mètre cinquante, mais si lourds qu’ils pèsent deux fois plus que l’homme, ils sont relativement rares sur Mullygantz II Ils sont tachetés de mauve et de gris, entièrement glabres, et ils ont un visage qui évoque, au repos, celui d’un gorille en fureur ; au lieu de crocs, ils possèdent une ridicule rangée de petites dents acérées. Ils se déplacent fort convenablement dans les arbres mais sont faciles à poursuivre au sol, car ils n’ont jamais su se servir de leurs bras et de leurs phalanges comme les grands singes, et se dandinent sur le terrain, levant les bras pour ne pas en être encombrés. C’est trompeur : ils ont une allure tellement amusante qu’on oublie qu’ils pourraient être dangereux.

Donc, Clément en surprit un au sol et le pourchassa en direction d’un espace découvert avant que l’animal eût réalisé. Il l’amena à s’arrêter, s’interposant entre les arbres et la bête et s’approchant de celle-ci. Seul le primate courait : Clément se contenta de le manœuvrer jusqu’à ce qu’il fût totalement épuisé et s’assît pour subir son sort. Ledit sort aurait dû être le suivant : Clément l’aurait étourdi, insensibilisé par une injection, examiné puis relâché ; mais l’animal ne pouvait évidemment pas le savoir. Assis dans l’herbe, l’air abruti, grotesque et impuissant, il ne bougea plus ; lorsque Clément avança la main pour lui caresser la nuque, il ne fit que tressaillir. Clément écartait lentement sa main pour empoigner son pistolet-choqueur, quand il dit quelque chose ou se mit à rire… quoi qu’il en soit il fit du bruit, et la bête alors le mordit.

Or, ces petites dents pointues n’étaient pas ce qu’elles paraissaient. Les gencives étaient rétractiles et les dents n’étaient pas véritablement des dents, mais chacune d’elles était un os dentelé dont toutes les petites aiguilles étaient tournées vers l’intérieur, comme chez le requin. Heureusement, les muscles de la mâchoire étaient peu puissants sinon Clément eût perdu l’avant-bras – mais malgré tout, c’était une vilaine morsure. Clément ne pouvait se dégager ni atteindre son choqueur ; il sortit son pistolet-brûleur, le régla d’un doigt sur « Faible », et roussit la gorge du primate avec la flamme. Cela, c’était bien Clément : ne jamais faire plus de dégâts qu’il n’était nécessaire. Le primate ouvrit la bouche pour protéger sa gorge, et Clément fut libre. Il sauta en arrière, se tordit la cheville, perdit l’équilibre et quelque chose lui brûla violemment la joue. S’écartant vivement, il se remit sur pied. Le primate galopait vers les bois sur ses petites pattes torses en levant ses longs bras au-dessus de sa tête ; même dans ces circonstances, Clément le trouva drôle. À ce moment une chose se jeta sur lui dans les hautes herbes et il fit un bond pour s’en écarter.

Plus tard, il écrivit un compte rendu très détaillé sur l’incident. Cette chose était humide, affreuse, indescriptiblement nauséabonde. Il affirma que longtemps après, il put reconnaître et séparer dans sa mémoire les diverses odeurs, comme on différencie les instruments de l’orchestre. Cela sentait le mercaptan, le céleri pourri, l’excrément, l’acide formique, la viande gâtée et cette odeur qui évoque le goût de certains cuivres. Sur sa joue, la brûlure sentait l’acide chlorhydrique réagissant sur un hydrocarbone (ce qui en fait était le cas).

La chose était irrégulièrement sphérique ou ovoïde, mais molle ou spongieuse. Divers fluides en suintaient çà et là – des liquides incolores et aqueux d’apparence, ou striés de jaune comme des œufs écrasés, ainsi que du sang. Cela saignait à flots par des ouvertures disséminées, et aussi en gouttelettes cutanées qui se formaient superficiellement comme celles de la buée à l’extérieur d’un verre d’eau glacée. Cutanées, ai-je dit ? Ce n’est pas le mot propre. Clément signala que la chose était dépourvue de peau – il employa le terme « écorché ». Une grande partie de sa surface était du muscle strié, apparemment sans protection. En deux endroits, il put voir un tissu brun dénudé semblable à celui d’un foie, dégorgeant ses propres sécrétions.

Et cette chose, qui mesurait environ quarante centimètres sur cinquante et devait peser dans les quinze kilos, s’agitait et sautillait spasmodiquement, sans paraître se soucier d’être sens dessus dessous (si toutefois elle avait un dessus), mais toujours en direction de Clément.

Clément fit un pas de côté – un grand pas, car la vive douleur de sa joue brûlée lui rappelait que la chose, quel que fût l’endroit d’où elle avait surgi, était alors dans les airs… et il ne souhaitait pas la voir s’envoler de nouveau.

La chose se retourna, le suivit, laissant derrière elle une traînée visqueuse dans l’herbe écrasée, un immonde sillage incurvé, comme si elle reconnaissait Clément et le voulait.

Il avoua qu’il ne se souvenait ni d’avoir réglé l’intensité du pistolet-brûleur ni du moment où il pressa la détente. Il se rappelait avoir fait le tour de la chose en y déversant du feu, tandis qu’elle se tordait en suintant, jusqu’à ce que son arme et lui-même fussent épuisés, et qu’il ne restât à ses pieds qu’une masse humide et carbonisée dont l’odeur de chair calcinée s’ajoutait aux précédentes. Il dit, dans son rapport impitoyable, qu’il piétina longuement autour de la chose pour éteindre les herbes enflammées, tout en frissonnant de répulsion. Puis il se laissa tomber avec lassitude dans l’herbe en pleurant sous l’effet de la réaction… et il ne songea qu’ensuite à ses blessures. Il brisa son ampoule spectrale de pionnier et en étala généreusement le contenu sur morsure et brûlure. Il resta sur place jusqu’à ce que l’analgésique eût endormi la douleur, et qu’il fût certain que la grande variété d’antibiotiques utilisés eût commencé d’agir ; enfin il s’obligea à regagner la base.

Et puis ce fut la maladie. Elle ne dura que huit jours environ, et ne fut guère le type d’indisposition qui suit habituellement ce genre d’aventure. Son bras, sa figure se cicatrisaient vite et bien, son appétit était bon mais pas excessif, et ses idées étaient assez nettes. Mais pendant ce délai, ainsi qu’il l’exposa dans ses notes précises enregistrées au magnéto, il éprouva des choses jamais ressenties jusqu’alors et très difficiles à décrire. Rien que des choses qu’il avait lues ou dont on lui avait parlé, mais qui lui étaient personnellement inconnues. Il avait de petits élancements douloureux dans l’abdomen et le dos, une série de pulsations en un point où il n’aurait jamais dû en sentir… comme dans un os qui se ressoude, mais cela puisait dans des tissus tendres. Tout cela était supportable. Il avait une diarrhée noire incoercible mais, à l’instar des douleurs, elle ne franchit jamais le stade de l’incommodement. Il répéta à quatre reprises une phrase vague : qu’en se réveillant chaque matin il se sentait différent de la veille, sans pouvoir dire précisément en quoi cette différence consistait. Différent, un point c’est tout.

Ces symptômes disparurent un jour, et il retrouva son état normal. Voilà le plus gros handicap de toute cette affaire : Clément était une force de la nature et, s’il avait été un peu plus secoué par son aventure, il se fût attaché à savoir. Mais comme il n’y avait pas été induit, il se contenta de reprendre son travail quotidien, abattant comme d’habitude la besogne d’un homme et demi. Vis-à-vis des autres il était anormalement calme mais, si toutefois ils s’en aperçurent, cela n’éveilla pas leur attention. N’oublie pas qu’ils travaillaient dur, eux aussi. Clément dormit seul pendant ces huit ou neuf jours ; cela n’avait rien de remarquable non plus, c’était tout juste un peu inaccoutumé, mais cela ne mérita nul commentaire de Glenda ou d’Amy, qui étaient des femmes comblées, en sécurité et très occupées.

À ce moment survinrent ces nouveaux contretemps, petits riens se greffant sur d’autres petits riens. Ce fut l’heure des ennuis pour cette pauvre Amy Segal. Cela commença par une broutille, dans le labo de chimie, où elle s’adonnait à la routine à la fois hâtive et peu pressée d’un tirage de longue haleine. Joe Flent vint voir comment elle s’en tirait, resta toute la journée, effectua quelques réglages dans l’appareillage. Il lui fallut passer devant la table de travail d’Amy et, absorbé par ce qu’il faisait, il posa la main sur elle en la contournant et poursuivit sa tâche.

Elle l’inscrivit textuellement dans son journal, en gros caractères parmi ses petits hiéroglyphes habituels. « Il m’a touchée. » Souligné. D’accord, ce n’était rien, je l’ai dit. Un incident. Mais cet incident l’avait agitée, et elle se trouva tout à coup faite de fulminate de mercure. Elle resta en place et manqua défaillir. Qu’est-ce qui provoque ces choses…? Peu importe. La chose eut lieu. Amy contempla Joe comme si elle ne l’avait jamais regardé, vit la lumière jouant dans ses cheveux, la coupe de ses oreilles, la forme de sa mâchoire… et tout le reste. Peut-être émit-elle un son et Joe l’entendit-il… Ils se dévisagèrent dans une sorte d’hypnose réciproque en échangeant Dieu sait quels effluves. Puis Joe poussa un bizarre petit grognement ébahi et fit mieux que sortir : il s’enfuit littéralement.

Cela n’a l’air de rien, n’est-ce pas ? Cependant, cela suffit pour plonger la petite Amy Segal dans un désarroi total et lui faire perdre la boussole. J’ai lu, un jour, qu’il y avait autrefois quantité de heurts et de frictions entre les êtres à cause des questions sexuelles.

Nous avons, quant à nous, fort bien résolu le problème… à la façon dont les humains résolvent les problèmes, c’est-à-dire par des procédés extrêmes. Le célibataire est absolument libre. L’individu marié est absolument ligoté. Si, étant marié, l’individu ressent une attirance extérieure, il a le choix : ou il reste marié sans s’abandonner à cette attirance, ou il rompt le mariage pour s’abandonner. S’il est célibataire il doit respecter les liens du mariage comme tout un chacun (il ne le fait pas, mais il ne brise pas la coque des autres pour autant).

Tout cela va sans dire ; pour Amy Segal, en tout cas. Mais, comme nombre de parfaites idiotes avant elle, elle mélangea ce qu’elle ressentait avec ce qu’elle devait ressentir. Peut-être y eut-il en elle un retour au primitivisme, à l’époque où le concave de l’un était de bonne prise pour le convexe de tout autre. Quoi qu’il en soit, cela prit chez elle la forme d’une auto-accusation. Elle évoluait entre ses compagnons en se répétant : « Je ne vaux rien. Joe est marié, et moi, comment puis-je éprouver ce sentiment pour lui, je dois être un monstre, je ne mérite pas de vivre parmi ces gens convenables », et ainsi de suite. Et personne à qui le dire. Peut-être, si Clément n’avait pas été malade, ou si elle avait eu le courage de se confier à l’une des deux autres femmes… mais à quoi servent les peut-être ? Elle était à demi folle de tourment.

Par la suite, en lisant la transcription du journal, je regrettai de ne pouvoir retourner dans le passé en même temps que dans l’espace, de ne pouvoir lui dire : « Viens par ici, petite », l’emmener dans un coin et lui déclarer : « Écoute, tête de nœud, dénoue-toi, veux-tu ? Tu as le béguin, peu importe, ça passera. Mais tant qu’il dure, n’en aie pas honte. » Bon sang, c’était tout ce qu’il lui fallait, une parole comme ça…

Puis Clément fut rétabli et, un soir, lui fit signe. Elle sauta sur l’occasion – et c’est cela le plus terrible, car lorsque ce fut terminé elle éclata en sanglots et lui dit que c’était la dernière fois, jamais plus. Il ne dut pas se frapper. Là, il manqua le coche. Il aurait pu apprendre toute l’histoire s’il l’avait voulu – mais il n’essaya même pas. Peut-être… peut-être était-il un peu transformé par ce qui lui était arrivé, après tout. Voilà pourquoi Amy toucha le fond. Elle écrivit des pages entières à ce sujet dans son cahier. Elle venait de découvrir qu’elle réagissait comme d’habitude au contact de Clément – ce qui lui prouvait qu’elle ne pouvait donc aimer Joe, que son amour n’était donc pas sincère, qu’elle ne méritait donc pas d’être aimée, que Joe ne l’aimerait donc jamais… Petite cervelle d’oiseau ! Et le seul moyen de libération qu’elle entrevoyait était de se forcer à être fidèle envers un autre, elle allait « purifier ses sentiments » (c’est ce qu’elle écrivait) en étant fidèle à Joe – donc, plus de Clément et, bien sûr, pas de Joe. Et par cette décision, elle mit son cerveau sous la coupe directe de ses glandes engorgées. Peux-tu imaginer que l’on puisse, à notre époque, conserver un tel enfer sous son crâne ?

À ce moment, Amy Segal se trouva dans un tourbillon. Apparemment, personne n’en parla, mais on ne crée pas d’incandescence dans un coin sombre sans que quelqu’un le remarque. Katherine Flent dut s’en rendre compte assez tôt, comme l’eût fait la majorité des femmes, et ne dit probablement rien, comme toutes ne le font pas. Finalement Joe Flent s’en aperçut – et ce qu’il endura, nul ne le saura jamais. Je sais qu’il s’en aperçut – et qu’il souffrit, étant donné ce qui advint. Oh ! mon Dieu, ce qui advint…!

Ce dut être alors qu’Amy eut la même semi-maladie singulière qui avait terrassé Clément. Les vagues pulsations et soubresauts dans le ventre, les élancements, et aussi cette bizarre sensation d’avoir subi une transformation chaque matin sans savoir pourquoi. Et quand elle fut au milieu de la période de huit jours, c’est Glenda Spooner qui parut atteinte à son tour. C’est Clément qui rédigea le rapport à son sujet ; il voyait Glenda beaucoup plus souvent désormais, et était à même de l’observer. Remarquant la similitude avec sa propre maladie, bien que celle de Glenda fût plus bénigne, il décida d’examiner tout le monde. Amy, sans doute Glenda, et Clément l’avaient eue ; les Flent n’en présentèrent jamais les symptômes. Clément décida finalement que c’était une de ces affections qu’ont les gens sans que nul sache pourquoi, comme le vulgaire rhume avant que Billipp eût découvert qu’il s’agissait d’une allergie à une fraction infinitésimale du gluten. Et le fait que Glenda Spooner avait eu une crise si légère permettait de penser que même les Flent avaient pu être contaminés sans le savoir… encore un élément que nous ne pourrons jamais établir.

 

Un beau jour, Clément s’en alla prospecter les collines schisteuses au nord, pour y chercher du pétrole et, s’il n’en trouvait pas, n’importe quoi d’intéressant. Clément était excellent observateur. L’ennui avec lui, c’est qu’il était écologiste, c’est-à-dire en grande partie biologiste… et que les biologistes, dans leur genre, sont piqués.

Trois heures après son départ, le beau ciel creva et il se mit à tomber des hallebardes ; personne ne s’en inquiéta, car chacun savait que la pluie n’inquiéterait pas Clément.

Mais il ne revint pas.

Cette nuit fut longue à la station. Par deux fois des chercheurs sortirent ; ils durent revenir au bout de trois cents mètres. La pluie était capable de tomber ainsi quand il lui en prend fantaisie mais elle ne devrait pas le faire aussi longuement. Le petit matin n’y changea rien – cependant, dès qu’il fit à peine jour au-dehors, les Flent et les deux femmes abandonnèrent tout pour se rendre aux collines. Amy et Glenda partirent vers l’ouest, se séparèrent et explorèrent les ravins jusqu’au milieu de l’après-midi. Tout était donc fini lorsqu’elles revinrent. Les Flent allèrent au nord, et ce fut Joe qui découvrit Clément.

Ce fou de Clément avait aperçu un nid d’oiseau. Il le vit parce qu’il pleuvait, et que la cigogne-tête de poisson niche toujours pendant la pluie ; si elle n’agissait pas de la sorte, son nid grossièrement maçonné se décollerait. C’est un gros oiseau, plus grand que la cigogne terrienne, blanc comme la neige, de grande envergure et aisément repérable, surtout devant une falaise de schiste noir. Clément voulut voir de près comment il protégeait son nid, lequel ressemble à la moitié d’une pomme de pin grosse comme la moitié d’un tonneau – on dirait qu’il est trop grand pour que l’oiseau puisse rester au sec. Aussi Clément grimpa-t-il… pour découvrir que le cou flasque de la cigogne-tête de poisson cache trois ou quatre replis en S sous cette peau molle. Il se trouvait à trois mètres du nid, accroché à la roche pourrie, quand il s’en aperçut à ses dépens. La tête du volatile jaillit comme un projectile, le frappa en plein sternum, et il dégringola – et je crois que le schiste imbibé d’eau n’attendait que cela pour provoquer un véritable glissement de terrain. Il eut la jambe brisée et fut enseveli jusqu’aux omoplates. Il faisait face à l’escarpement, sous la pluie qui martelait ses paupières. Il n’avait pas autre chose à contempler que le dessous du nid dénudé par l’avalanche de rocs, et j’ai idée qu’à force de le regarder, il comprit que ce nid était tout ce qui retenait la roche au-dessus ; et il passa la nuit dans cette position, attendant que les infiltrations descellent le mortier retenant le nid et lui envoient ces tonnes de rocher sur la tête. Sa jambe était en fort mauvais point et il dut s’évanouir deux ou trois fois, mais pas assez longtemps à son gré… Bon sang ! Je pourrais t’énumérer une liste longue comme ça de gens à qui cette catastrophe aurait dû arriver. Et il a fallu que cela arrive à Clément !

Il pleuvait encore le matin quand Joe le trouva. Joe poussa un rugissement vers l’occident où sa femme cherchait parmi les roches, mais n’attendit pas de savoir si elle l’avait entendu. Et si elle n’avait pas entendu, il existait peut-être, effectivement, une espèce de télépathie entre eux, comme l’écrivait Amy dans son journal. Car elle arriva juste à temps pour tout voir – mais pas assez tôt pour empêcher quoi que ce soit.

Elle vit Joe se pencher sur la tête et les épaules de Clément pris sous l’amas de pierres, et entendit alors un cri aigu, bref. C’est Clément qui dut crier, car il était tourné vers la falaise et dut voir descendre le nid et le reste. Katherine hurla et se précipita vers eux, puis la nouvelle avalanche parvint au fond, et ce fut la fin de Clément.

Mais pas pour Joe. Une autre chose atteignit Joe.

Elle parut jaillir de la roche un dixième de seconde avant l’arrivée de l’avalanche. Elle frappa Joe Flent si violemment qu’il fut soulevé et projeté à quelque distance des cailloux qui tombaient. Katherine cria encore tout en courant, car ce qui avait renversé son mari avançait par bonds irréguliers en direction de Joe inanimé, et elle reconnut, d’après la description qu’en avait fait Clément, la chose qui avait attaqué celui-ci le jour où le primate l’avait mordu.

Elle fit son rapport sur l’enregistreur vocal ; j’ai entendu la bande. J’aimerais que celle-ci soit transcrite, puis effacée. On ne devrait pas entendre une personne liée par le devoir, frappée d’horreur à ce point, raconter un tel drame. Le lire, passe encore. Mais cette voix monocorde, déchirante, Seigneur ! Elle subissait neuf agonies à la fois – ses mains détruites, ce qui était arrivé à Joe, ce qu’il avait dit… pouah ! Je ne peux pas te le répéter sans entendre cette voix dans ma tête.

Cette infection épouvantable sauta sur Joe, le renversant, et elle sauta encore pour choir sur son visage et y demeurer, palpitante, sanguinolente, dégoulinante d’eau et d’acide. Joe se débattit si frénétiquement que ses pieds se dressèrent ; il parut accroché en l’air, en appui sur sa nuque et ses omoplates, tandis que ses bras et ses jambes s’agitaient désespérément comme ceux d’une marionnette. Puis il retomba avec cette monstruosité installée sur sa figure, son cou, sa tête ; il sursauta encore une fois, et ne bougea plus – c’est alors que Katherine arriva à lui.

Katherine se jeta sur la chose avec ses mains nues. Même sous cette pluie, un contact d’une demi-seconde suffit à boursoufler et craqueler sa peau, et elle dut avoir la sensation de plonger ses mains dans de l’huile bouillante. Elle n’en parle pas. Elle dit seulement que lorsqu’elle empoigna la chose pour l’arracher du visage de Joe, elle se détacha en petites parcelles glissantes. Elle la frappa à coups de talon : son pied passa au travers. Elle se jeta de nouveau sur la chose, et ce fut sans doute à ce moment qu’elle abîma tout à fait ses mains. Puis elle eut une idée au milieu de ce cauchemar, recula, saisit Joe par les pieds et l’entraîna cinq mètres plus loin (ne me demande pas comment), le tournant sur le ventre pour que le reste de cette abomination tombât de sa figure. Elle se dépouilla de sa chemisette, s’agenouilla, retourna Joe et le fit asseoir. Elle voulut lui essuyer le visage avec la chemise mais s’aperçut qu’elle ne pouvait la tenir, aussi crispa-t-elle sa main perdue sous le vêtement, et elle put l’éponger ; mais ce qu’elle épongea n’était plus un visage. Sur la bande, elle déclara de cette voix effroyablement neutre : « Je ne m’en rendis pas compte sur le moment. »

Passant ses bras autour de Joe, elle le berça en répétant : « Joe, c’est Katherine. Tout va bien, chéri. Katherine est là. » Il exhala un soupir, un long soupir frémissant, et se redressa, la tête en lambeaux. Il prononça : « Amy ? », puis tout à coup se débattit aveuglément contre Katherine. Elle perdit l’équilibre et son bras ne soutint plus Joe. Il tomba à la renverse. Il poussa un grand cri qui se répercuta longtemps dans la crevasse : « A… miiiii… » et mourut une ou deux minutes après.

Katherine resta hébétée jusqu’à ce qu’elle fût prête à partir, et elle couvrit la figure de Joe avec la chemisette. Elle regarda la chose qui l’avait tué. Celle-ci était morte, éparpillée en petits fragments parmi les rocs de l’avalanche. Katherine revint à la base. Elle ne se souvint pas du trajet. Elle devait être trempée et glacée jusqu’à la moelle. Il semble qu’elle alla droit à l’enregistreur vocal et fit son rapport, puis attendit trois ou quatre heures le retour des autres.

Si seulement il y avait eu là quelqu’un pour… Je ne sais pas. Après tout ce qu’elle avait enduré, elle n’eût peut-être pas écouté. Qui sait ce qu’elle évoqua dans sa tête, assise devant l’appareil, avec ses mains en charpie ? Je pense que c’était le dernier cri de Joe, en raison de ce qui arriva lorsque Glenda et Amy rentrèrent. Cet appel devait vibrer si fort sous son crâne qu’aucune autre voix n’y put pénétrer. Mais je regrette qu’il n’y eût personne, là-bas, qui puisse comprendre ce que disent les gens lorsqu’ils sont sur le point de mourir. Quelquefois, ils sont comme déjà morts au moment où ils prononcent ces choses ; elles ne signifient rien. Moi, j’ai vu un mécano faire ça après l’explosion d’un générateur. Il gémissait : « Trois huitièmes… trois huitièmes… » Ce que je veux dire, c’est que cela n’avait pas nécessairement une signification… Bah, quelle différence à présent ?

Elles entrèrent, lasses et en sueur, en appelant. Katherine Flent ne répondit pas. Elles pénétrèrent dans la salle des archives, Amy en tête. Amy fut au centre de la pièce avant d’apercevoir Katherine. Glenda était encore sur le seuil. Amy hurla, et je crois que n’importe qui aurait fait de même en voyant Katherine avec ses cheveux collés au visage, tout ce sang sur ses vêtements, et sans chemise. Elle fixa Amy de ses yeux déments et se leva avec lenteur. Amy prononça deux fois son nom mais Katherine continua d’avancer posément, régulièrement, inflexiblement. Entre les paumes de ses pauvres mains, elle tenait un couteau à écorcher. Elle ne pouvait certainement pas le tenir de manière dangereuse, mais Amy ne dut pas y songer.

Amy recula vers la porte mais, d’une grande enjambée, Katherine lui coupa la retraite et la repoussa dans l’autre angle, d’où elle ne pouvait s’échapper. Amy jeta un coup d’œil derrière elle, vit le piège, se cacha les yeux avec ses mains, fit un pas de côté, abaissa les bras.

« Katherine ! cria-t-elle. Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il ? Avez-vous retrouvé Clément ?… Vite ! poursuivit-elle à l’adresse de Glenda pétrifiée. Va chercher Joe. »

À l’évocation du nom de Joe, Katherine gémit faiblement et se rua. Mais elle fut heurtée à mi-chemin par cette même sorte de chose qui avait tué son mari.

Le choc de l’horrible masse molle jeta Katherine à la renverse. Sa tête frappa l’angle d’un casier métallique…

Dans la petite pièce, la puanteur était indicible, insupportable. Amy tituba jusqu’à la porte, poussant devant elle une Glenda passive…

Et c’est ainsi que nous les trouvâmes, Purcell et moi : une anormale fiévreuse qui dévorait plus que six hommes, et une catatonique.

*
*     *

J’envoyai Purcell à la falaise de schiste pour voir si les restes de Clément et de Joe Flent pouvaient faire l’objet d’un examen. Mais les animaux avaient consciencieusement éparpillé les débris de Joe – et Purcell ne put retrouver Clément, bien qu’il se fût écorché les mains jusqu’au sang en déplaçant les rochers. De nouvelles avalanches avaient dû se produire après cette pluie. Au cours de ces dernières semaines, tout en entretenant le matériel de première importance, Amy avait réussi – je ne sais comment – à traîner dehors le corps de Katherine et à l’enterrer, ainsi qu’à nettoyer la salle des archives dont, pourtant, seul un incendie aurait pu chasser la puanteur.

Nous laissâmes tout sur place, sauf les bandes et les rapports écrits. Le superpatrouilleur étant conçu pour transporter deux hommes et leur bagage, le faire décoller avec quatre personnes ne fut guère facile. Je fus bougrement content de retrouver le pont de l’astronef et de m’éloigner de cet enfer. Nous plaçâmes les deux femmes dans une cabine voisine de l’infirmerie, et les mîmes en quarantaine par mesure de prudence ; puis je me mis à étudier les rapports : j’y lus l’histoire à peu près telle que je viens de te l’exposer.

Et quand je la connus, je ne pus rien faire de plus. Amy était perpétuellement en train de délirer, manger ou dormir ; on ne pouvait pratiquement rien tirer d’elle, et le peu que nous en obtînmes était sujet à caution. De Glenda, nous ne tirâmes rien. Elle restait immobile, avec ce gentil demi-sourire, et laissait l’univers tourner sans elle. Sur un astronef comme le nôtre, le corps médical est représenté par nous autres, commandants et officiers, et nous ne pûmes que les nourrir et veiller à leur confort ; à part cela, nous oubliâmes presque qu’elles se trouvaient à notre bord. Ce qui fut une erreur.

Donc, statu quo pour autant que je pouvais savoir, depuis notre départ de la planète jusqu’à l’arrivée dans la zone de gravité terrestre : l’équipage vaquait à ses travaux, les deux jeunes femmes étaient en quarantaine et Purcell les nourrissait, l’une à la cuiller et l’autre avec le concours d’un hachoir ; quant à moi, enfermé avec les documents, je comparais, j’additionnais, je supputais, j’essayais en un mot de donner un sens à la présence de cette monstruosité invertébrée qui, apparemment, pouvait surgir de nulle part en pleine atmosphère, même dans un local fermé (comme celle qui avait tué Katherine Fient) ; qui apparemment ne pouvait survivre et pourtant demeurait capable d’attaquer et de tuer. Je n’arrivai à rien. J’échafaudai quantité de théories dans le détail desquelles je n’entrerai pas, dont certaines étaient bien tirées par les cheveux, comme par exemple une créature quadridimensionnelle qui… Mais il est vrai que la Nature peut être invraisemblable elle aussi, comme en témoignera quiconque a vu l’arrière-train d’un mandrill.

Et, comme autre exemple écœurant, connais-tu les concombres de mer ?

*
*     *

Nous quittâmes le champ du saute-espace en temps prévu, et la vue de la Lune nous réconforta. Nous fûmes transférés dans une ferry-fusée sur l’Orbite Extérieure et atterrîmes doucement pour être mis, ferry et le reste, en quarantaine à la base. Les femmes furent enfin placées entre des mains compétentes, et l’équipage subit l’examen habituel. Usuel ou pas, c’est un examen des plus méticuleux ; quand tous les hommes eurent été reconnus indemnes, ils purent dormir six heures, après quoi l’examen fut recommencé. Les hommes furent de nouveau « reconnus bons », je leur donnai une permission de soixante-douze heures renouvelable, et ils furent libres.

J’étais plus que pressé de filer à mon tour mais à ce moment j’étais plongé jusqu’au cou, avec spécialistes et théoriciens, dans certaines spécialités et théories qui devenaient peu à peu trop fascinantes pour qu’un mécréant, fût-il comme moi avide de rentrer au bercail, pût les ignorer. C’est alors que je t’ai téléphoné pour t’apprendre combien j’étais occupé, et te jurer que je serais libre dès le jour suivant. Tu as bien pris fa chose. Naturellement je ne pouvais prévoir que ce ne serait pas le lendemain, mais six semaines plus tard.

Juste après le départ de l’équipage, on me pria de passer de la section de sémantique, où nous faisions le collationnement de toutes les notes et comptes rendus, à la section psychiatrique.

Ils en avaient une chez eux ! Une de ces… de ces choses.

Je dois le dire à la louange de ces types : ils durent être aussi tentés que Clément, lorsqu’il vit la première, de la réduire en cendres le plus hâtivement possible. Je la vis, et telle fut ma première impulsion. Grand dieu ! Aucun rapport, fût-il aussi clinique que celui de Clément, ne peut te donner une idée de l’aspect répugnant de cette chose.

Ils venaient de s’occuper de Glenda Spooner. Il est malaisé de tirer quelque chose d’une catatonique ; mais, à l’aide de puissantes narcosynthèses et de champs d’induction, ils provoquèrent une régression. Ils déterminèrent le type de catatonie de Glenda. Certains individus, tu dois le savoir, se replient de la sorte à la suite d’un choc terrible. C’est une évasion. Mais d’autres opèrent ce repli une fraction de seconde avant le choc. Ce n’est alors plus une évasion, mais une défense. Tel était le cas de notre Glenda.

Ils la firent rétrograder jusqu’au moment où elle cherchait Clément dans les collines. De là, ils repartirent en avant dans le temps : jusqu’au moment où elle rejoignait Amy et revenait à la station en sa compagnie, pataugeant sous la pluie. Ils en arrivèrent à la minute où Amy pénétrait dans la salle des archives et hurlait en voyant l’expression de Katherine Flent. C’est là qu’ils retrouvèrent l’instant précis du traumatisme, l’instant où s’était produit un événement si terrible que Glenda s’était repliée en elle-même pour ne point le voir.

Encore un peu de drogue, encore une application du champ au moyen du casque dont on l’avait coiffée. Ils l’obligèrent à rétrograder de quelques minutes, puis la firent aborder à nouveau cet instant. Ils recommencèrent plusieurs fois en faisant à chaque reprise de légères modifications : ils savaient que tôt ou tard ils découvriraient l’exacte et subtile impulsion qui lui ferait franchir cette barrière mentale, la forcerait enfin à affronter cet événement qu’elle avait si peur de connaître.

Ils y parvinrent – et c’est alors qu’apparut, jaillie en avant, la chose molle et viscérale ; elle catapulta un technicien à cinq mètres, le heurtant si durement qu’elle l’assomma et l’envoya rouler contre la paroi. C’était un jeune homme du nom de Pétri et il fut tué. Comme Katherine Flent, il mourut certainement avant de sentir les brûlures d’acide : il tomba dans la cage d’un transformateur et périt dans une gerbe d’étincelles.

Comme je te le disais, ces gaillards ne manquaient pas de présence d’esprit. Automatiquement, quelqu’un se jeta au secours de Pétri (quoique trop tard) et un autre courut chercher un pistolet-brûleur. Trop tard aussi, car lorsqu’il revint avec l’arme, Shellaburger et Li Kyu avaient empoigné la cloche de verre d’une pompe à vide et y avaient emprisonné l’immonde apparition. Après avoir glissé dessous une plaque inattaquable, ils placèrent un Branchement au sommet et emplirent la cloche d’argon liquide.

Il n’y eut, cette fois, ni masse carbonisée ni amas de débris déchiquetés à coups de pied et imbibés de pluie. Ils se trouvaient en possession d’un parfait spécimen, si l’on peut qualifier de parfait un être de cette nature, congelé au moment où il était en pleine vie et tentait de bondir sur quelqu’un pour l’arroser de ses acides nauséabonds. Ils pouvaient le conserver, le découper au microtome, et même le ranimer s’ils en avaient le courage.

Glenda fit la preuve éclatante qu’en fonction de son métabolisme psychique personnel, elle avait choisi la défense qui lui convenait le mieux : car, en apercevant la chose, elle mourut de frayeur. C’était cela, rien que cela, qu’elle avait voulu éviter en se plongeant en catatonie. Et les psychiatres admirent qu’elle avait eu raison. Mais au moins, elle n’était pas morte inutilement comme Joe Flent, Clément et la pauvre Katherine. Car c’est l’autopsie de Glenda qui fit toute la lumière.

Une des choses qu’ils découvrirent était extrêmement subtile. C’était une disposition moléculaire du tissu conjonctif totalement différente de ce qu’ils connaissaient. Ils trouvèrent la même chose sur Amy Segal, mais rien de tel sur moi. C’est à ce moment que je fis rappeler tout mon équipage. Je ne pensais pas qu’un de mes hommes fût atteint, mais il était préférable de s’en assurer. Si cela se propageait sur Terre…

En fait, les membres de l’équipage étaient indemnes… tous à l’exception d’un seul, et celui-ci était peu touché.

L’autre chose révélée par l’autopsie de Glenda était rien moins que subtile.

Son abdomen était vide.

Son foie, ses reins, la plus grande partie de l’intestin grêle et la totalité du gros intestin avaient disparu, ainsi que rate, vessie et autres viscères de cet acabit. Restaient : l’utérus avec les trompes de Fallope enroulées différemment et les ovaires fixés directement sur l’utérus lui-même ; l’estomac ; un petit morceau de ce qui avait été l’intestin grêle, soudé en une douzaine de points au péritoine. Ce morceau aboutissait immédiatement dans un segment rectal, sans aucun système urinaire distinct, tout à fait comme l’équipement primitif de l’oiseau.

Tout ce qui manquait se trouvait sous la cloche de verre.

Nous savions désormais ce qui avait frappé Katherine Flent, et pourquoi Amy était vide et affamée lorsque nous la trouvâmes. Joe Flent avait été tué par… heu, par une chose qui avait sauté sur lui alors qu’il se tournait vers le pauvre Clément pris au piège. Clément lui-même avait été frappé à la joue par une chose semblable – mais à qui appartenait celle-ci ?

Eh bien, au primate. Le primate qu’il avait soumis, puis caressé, et enfin effrayé.

La bête l’avait mordu dans une réaction de panique. Joe Flent fut aussi tué dans un instant de panique… non la sienne, mais celle de Clément voyant venir l’avalanche de pierres. Katherine Flent périt dans un moment de frayeur : non la sienne, mais celle d’Amy la voyant avancer sur elle avec un couteau. Et la monstruosité jaillie dans le labo de psychiatrie avait eu besoin de la même impulsion pour surgir, lorsque les spécialistes avaient obligé Glenda Spooner à franchir la barrière mentale – au prix de sa vie.

Nous avions à présent tous les éléments si ce n’est le mécanisme de la chose, et nous connûmes ce dernier grâce à Amy, la femme la plus courageuse qui soit. Quand nous en eûmes terminé avec elle, tous les témoins admiraient sa bravoure. Elle fut scrutée, stimulée, sondée, contrôlée, et subit pour finir toute une série d’examens très poussés. À l’époque où débutèrent ces examens, six semaines s’étaient écoulées depuis le trépas de Katherine Flent, et Amy était presque revenue à l’état normal ; elle ne se gavait plus de calories, son abdomen avait repris un volume acceptable, sa température était régulière et elle était pratiquement rétablie. Ce que je veux dire, c’est qu’elle avait des intestins que nous pouvions examiner… car ils avaient repoussé.

Et il n’y avait rien de défectueux dans les nouveaux. Lors du premier examen, tout fonctionnait sauf les reins ; leur fonction était tenue par une sorte de filtre très simpliste, attaché à la paroi ventrale du péritoine. Nous trouvâmes un organe identique en autopsiant la pauvre Glenda Spooner. À proximité se trouvaient les capsules surrénales, apparemment transférées de leur emplacement sur les reins disparus. Et en effet, nous trouvâmes les capsules surrénales d’Amy situées au même endroit, et non sur ses nouveaux reins. Au cours d’une passionnante période de trois jours, nous vîmes ces nouveaux reins s’achever et commencer d’agir, tandis que l’organe de remplacement qui avait joué leur rôle s’atrophiait et se mettait au repos.

Mais il restait en place, prêt à toute éventualité.

Le moment crucial de l’examen fut celui où nous lui fîmes éprouver une terreur panique, en l’obligeant à revivre les instants passés dans la salle des archives le jour où Katherine était morte. Brave Amy, quand nous le lui proposâmes, elle dit en souriant : « Naturellement ! »

Mais cette fois, tout se déroula dans les conditions du laboratoire, sous l’œil d’une caméra ultrarapide.

Le film montra l’agréable frimousse ronde d’Amy sous l’auréole métallique du casque à induction psychique, qui entraînait son subconscient vers ce moment terrible dans la salle d’archives. Nous sûmes que le moment arrivait en lisant l’anxiété, la tension, la surprise et le choc sur son visage. « Glenda ! s’écria-t-elle. Va chercher Joe ! » Puis…

Il sembla à première vue qu’elle faisait la grimace en tirant la langue. Il s’agissait bien d’une grimace – ou plutôt du masque de la frayeur la plus pure, la plus absolue, mais ce n’était pas une langue. Cela continua à surgir, à une vitesse incroyable malgré la projection ultra-ralentie du film. Dans sa partie la plus épaisse, le diamètre n’excédait pas cinq centimètres ; quant à la longueur… elle était de trois mètres. La chose jaillit de sa bouche et, en l’air, se contracta pour prendre cette forme vaguement sphérique que nous lui connaissions. Elle heurta le filet que les médecins avaient installé en prévision, et tomba dans un récipient de plastique pour y bondir, sautiller, frémir, suinter, saigner et mourir. On essaya de la maintenir en vie, mais elle n’était pas faite pour vivre plus de quelques minutes.

À la dissection, on s’aperçut qu’elle était constituée par tout le nouvel appareil d’Amy, en fort mauvais état. Tous les organes abdominaux peuvent être comprimés, réduits à moins de cinq centimètres de diamètre, mais pas s’ils sont destinés à fonctionner de nouveau. Ceux-ci ne l’étaient pas.

La chose était enveloppée d’une couche de tissu musculaire et parsemée de deux espèces de ganglions : les uns moteurs, les autres sensitifs. Elle devait continuer ses soubresauts tant qu’il lui restait de quoi bondir, et le système moteur était chargé de cette fonction. Par géotropisme, la chose devait modifier ses spasmes musculaires pour se diriger vers tout ce qui vivait alentour et possédait un sang chaud, et c’était l’attribution du système sensoriel.

Et en définitive, nous pûmes abandonner cinquante ou soixante théories formulées, pour adopter celle-ci : les primates de Mullygantz II avaient la propriété, comme le concombre de mer, d’éjecter leurs organes internes quand ils étaient effrayés, et d’en faire repousser de nouveaux ; chez une créature primitive c’était là une caractéristique de l’instinct de survie ; et plus la matière rejetée est organisée, plus les chances de survie de l’animal sont importantes. Partant sans doute d’un principe aussi simple que celui du lézard abandonnant sa queue frétillante pour détourner l’attention de l’ennemi, le primate avait évolué de l’action de « détourner » à celle d’« attirer » puis, enfin, à « attaquer ». Il est vrai qu’il fallait une quantité phénoménale de provende pour que l’animal pût reconstituer ses entrailles, mais sur la fertile Mullygantz II, cela ne posait aucun problème aux primates végétariens.

Le seul problème qui restait était de déterminer exactement comment les Terriens avaient été infectés, et les archives éclairèrent ce point. Clément avait été contaminé par la morsure du primate originel. Amy et Glenda l’avaient été par Clément. Les Flent n’avaient sans doute pas subi d’atteinte. Cela signifiait-il que Clément avait mordu les deux femmes ? Amy déclara que non, et l’expérimentation démontra que le facteur agissant passait sans difficulté d’un tissu muqueux à un autre. Une morsure était contagieuse… mais un baiser aussi. Cela n’expliquait pas comment notre homme d’équipage avait « contracté » cet état. Ni quelle sorte de caractéristique d’instinct de survie peut se transmettre comme un virus infectieux, fût-ce à des espèces différentes…

Au cours des six semaines de quarantaine, nous trouvâmes même cette explication. Par un effort d’imagination, on peut appeler cela un virus. Du moins, c’est un organisme filtrable qui, comme la mosaïque du tabac ou la moisissure du terreau, possède un facteur d’organisation. On pourrait l’appeler forme de vie, ou action complexe biochimique non-vivante par définition. On pourrait le dénommer symbiote. Souvent, les symbiotes feront n’importe quoi pour s’assurer la survie de leur hôte.

Après avoir pénétré dans un corps, ils se multiplient jusqu’à être en mesure de s’organiser et se mettent alors au travail sur l’hôte. Ils agissent principalement sur les tissus conjonctifs et les fibres musculaires. Ils séparent ces fibres musculaires sur toute la paroi interne du péritoine et du diaphragme, n’en conservant qu’une couche autour des entrailles et abandonnant le reste à l’extérieur. Ils montent un duplicata des fonctions organiques avec leurs primitifs mais efficaces petits organes et glandes succédanés. Ils greffent l’ilium à la paroi stomacale et au rectum, ainsi qu’en une douzaine de points aux nouvelles structures organiques qu’ils ont mises en place. Ensuite, apparemment, ils attendent.

Lorsque survient un danger, tous les muscles de l’abdomen et de la gorge concourent à provoquer un unique spasme synchronisé et les entrailles, entourées d’une gaine de fibre musculaire et parsemées de ganglions nerveux, sont comprimées en un long tube et éjectées à la vitesse d’un boulet de canon. Instantanément, l’abdomen revu et corrigé se met en action, perce le nouveau pylore de l’estomac et scelle l’ancien, et fait fonctionner le système remplaçant. Tant que l’apport de matériaux se fait en quantité et rapidité suffisantes, un travail de reconstruction extrêmement rapide s’accomplit, Dieu sait comment et d’après Dieu sait quelle espèce de mémoire cellulaire… et en moins de deux mois, le contenu abdominal originel, avec les modifications, est reproduit et le tout est paré pour le prochain danger.

Nous découvrîmes ensuite qu’en dépit de son incroyable et complexe emprise sur la vie de ses hôtes, le virus n’avait aucune défense devant l’une des plus anciennes méthodes thérapeutiques de l’humanité : la pyrétothérapie.

Une fièvre de 42° provoquée par la haute fréquence, et maintenue quelques minutes, l’éliminait comme s’il n’avait jamais existé : et nous reconnûmes que l’intérieur « révisé » de l’abdomen était en tous points aussi bon que l’original, sinon meilleur (étant donné que les organes endommagés, s’il en restait suffisamment pour indiquer leur structure initiale, étaient remplacés par des organes sains). Nous nous aperçûmes aussi qu’en conservant une culture de « virus » de Mulligantz II, nous tenions le traitement définitif d’une quarantaine de formes de cancer abdominal – y compris deux formes contre lesquelles nous n’avions encore aucun remède !

Ainsi nous avions perdu la planète, pour la reconquérir avec bénéfice. Nous pouvions provoquer cette affection, la guérir, la diagnostiquer et l’utiliser ; et le nouveau monde nous était ouvert une seconde fois. Cette partie de l’histoire, comme tu le sais certainement, ayant été répandue par les audiobulletins et les télécrans, voilà pourquoi chauffeurs de taxis et portiers me saluent avec empressement.

*
*     *

 « Mais le télécran avait annoncé que tu ne quittais pas la base avant demain midi ! » fit Sue lorsque je lui eus dévidé tout cela et fut enfin délivré de ce lourd fardeau que j’avais sur le cœur.

« Oui. C’est moi qui l’avais annoncé. J’avais entendu parler d’un défilé, de discours et de Dieu sait quoi encore, et j’avais tellement hâte de revenir auprès de ma jolie petite poupée qui fait risette.

— Que tu es bête.

— Viens là. »

La sonnette vibra dans l’entrée.

« Je vais le flanquer dehors, dis-je. C’est sans doute un journaliste. »

Mais Sue était déjà debout.

« Laisse-moi y aller. Reste ici et finis ton verre. » Avant que je pusse l’en empêcher, elle avait quitté la terrasse et se précipitait dans le long couloir menant à l’entrée.

J’éclatai de rire, bus ma bière et me levai pour voir qui venait nous déranger. Comme j’avais enlevé mes chaussures, je ne dus faire aucun bruit. Et j’entendis Purcell rugir de sa plus belle voix de paillard : « Remettons ça en vitesse, Susie, avant que le Boy-Scout de l’Espace revienne de son défilé officiel ! – Je t’ai manqué, chérie ? »… tandis que Sue, d’un air suppliant, tentait de lui couvrir la bouche de ses mains.

Je courus peut-être ; je ne sais plus. En tout cas je fus là, sur les talons de ma femme. Je ne dis rien. Purcell me vit et devint pâle.

« Mon Commandant… »

Et dans le miroir de l’entrée, derrière Purcell, ma femme aperçut mon expression. Ce qu’elle vit dans mes yeux, je ne puis le dire, mais dans les siens je lus la terreur.

Alors, dans le petit espace qui séparait Purcell et Sue, une chose apparut. Elle catapulta Purcell dans le miroir, et il s’effondra dans un mélange de sang et de glace brisée. Le recul projeta Sue entre mes bras. Je la maintins pour qu’elle vît la chose sautiller sur le carrelage et s’installer sur le premier objet chaud et vivant qu’elle sentit : le visage de Purcell.

J’abandonnai Sue à sa contemplation, traversai l’entrée et téléphonai au colonel.

« Ici Gargan, dis-je en la surveillant. Écoutez, Joe, j’ai découvert que Purcell a menti quant à l’emploi de sa première permission. Et je sais aussi pourquoi il mentait. » Pendant quelques secondes, j’eus du mal à retrouver mon souffle. « Envoyez-moi le corbillard et l’ambulance, et dites à Harry de se préparer à recevoir un autre ventre creux… et un macchabée… Oui, Purcell, bon dieu. Vous voulez un dessin ? » criai-je, et je raccrochai.

Je dis à Sue, qui étreignait son ventre éviscéré :

« Ce Purcell, il fallait qu’il s’amuse à les avoir toutes sous son nez. D’abord cette catatonique sans défense, Glenda, pendant le voyage de retour ; et ensuite toi. J’espère que tu as pris du bon temps, mon chou. »

Comme cela sentait très mauvais, je partis. Je regagnai la base à pied. Il me fallut environ dix heures. Une fois arrivé, j’allai dans l’aile médicale pour me soumettre moi-même au traitement par la fièvre et pour songer aux filles qui n’ont pas de tripes au ventre – et à celles qui en ont. Et je me mis à attendre. On allait rouvrir Mullygantz II, et pour y retourner avec moi, il fallait une fille qui en ait. Ce que je devais chercher, c’était une fille comme Amy.

Ou peut-être Amy.

 

Traduit par P.J. Izabelle.

The girl had guts.

© Mercury Press Inc., 1957.

© Éditions Opta, pour la traduction.